top of page

LE CINÉMA N’EST-IL QU’UN THÉÂTRE FILMÉ ?

Des pièces comme Cyrano de Bergerac (Edmond Rostand, 1897) qui comptent pas moins de 8 adaptations au cinéma [1] aux nombreux films à huis clos (Knives Out, The Murder of the Orient Express, ...), le cinéma ne serait-il pas finalement qu’un genre bâtard du théâtre, un simple théâtre filmé ?

Attention ! Il ne faut pas se dire d’emblée qu’au vu des films de grand spectacle, le cinéma n’a rien en commun avec le théâtre. Le livre War Horse (Michael Morpurgo, 1982), par exemple, avant d’être adapté au cinéma par Steven Spielberg a connu une adaptation théâtrale qui a fait le tour du monde. L’intrigue comprend pourtant des scènes d’action qui au premier abord ne semblent pas compatible avec une scène de théâtre.

Les origines

Les premières images filmés ne furent que des captures de moment de la vie courante, des sortes de petit documentaire comme la sortie d’usine [2] des frères Lumières, qui est traditionnellement le première scène à avoir été filmée (mars 1895). Mais bien vite on comprit la portée plus étendue à laquelle était appelée cette simple captation d'image.

On commença a vouloir réaliser des œuvres de fiction avec des trames tout d’abord très simplistes s’approchant de la farce théâtrale (L’arroseur arrosé, Louis Lumière 1895 etc.) ou en reprenant des pièces de théâtre pour les adapter.

Le cinéma n’étant alors qu’un nouvel art en recherche d’identité, de nouvelles règles apparaissent vite qui s’apparente de très près voire même empruntées au théâtre :

  • la règle du point de vue obligé : le plateau de tournage est alors conçu comme une boîte scénique comme au théâtre. Les prises de vue ne se font que d un seul côté de l’espace scénique ; ainsi on ne verra, par exemple pour une scène tournée en intérieur que 3 des 4 murs.

  • la règle de Griffith [3] : elle définit que si un personnage sort de la scène par la gauche, il doit impérativement y rentrer par la droite (et inversement). Cette règle devient rapidement une règle hollywoodienne.

  • la règle du tout montrer : le metteur en scène [4] : doit impérativement ne rien cacher d’important au spectateur. Ceci a entraîné la multiplication des plans tableaux dans les années 1910, surtout en Europe. De plus, les personnages ne doivent pas se cacher les uns les autres (sauf si c est nécessaire à l’intrigue)

Il existait alors aussi d’autres contraintes. Le montage n’était alors pas très efficace et on utilisait donc un très petit nombre de plans et des points de vue fixe (les stabilisateurs n’existaient pas encore). Les métrages étaient aussi de durée très courte : ceux-ci faisaient en général la taille d’une bande pellicule (c’est à dire autour d’une minute) car il était matériellement impossible alors de projeter des films de durée supérieure [5].

Le cinéma est alors en recherche d une véritable identité personnelle qui lui permettra d’accéder au statut d’art. C’est dans cette optique révolutionnaire que le terme de cinéaste [6] est créé afin de s’affranchir de celui de metteur en scène (caractéristique au théâtre).

L'indépendance

À partir des années 30, de nombreux cinéastes vont affirmer la différence qui existe entre le cinéma et les autres arts afin que celui-ci soit lui aussi soit reconnu comme un art. Urban Gad [7] dira d ailleurs : « le film dans son être intime est plus proche [du roman et de la nouvelle] que du drame. Comme on pouvait s y attendre, on a donc parcouru de fond en comble la littérature romanesque pour y trouver des sujets de films, et tout ce qui était approprié, même minimalement, a été utilisé ». On assiste en effet à la multiplication de films adaptés d’œuvres littéraires. Certains auteurs comme Philip K. Dick ont en effet été adapté plus de 80 fois (pour une quarantaine de romans et près de
200 nouvelles) [8]
. En effet, le cinéma permet d’aborder des sujets bien plus vastes et complexes que le théâtre, ne connaissant pas de contraintes spatio-temporelles et aussi grâce aux développement des effets spéciaux, qu’ils soient visuels (VFX etc.) ou mécaniques.

Le développement du montage a aussi permis de donner au cinéma une nouvelle identité : en effet il permet la multiplication des plans afin de donner un rythme à chaque scène du film. « Si la mise en scène [9] est un regard, le montage est un battement de cœur » [10] écrira Jean-Luc Godard.

Grâce au premier stabilisateur et au caméra plus maniable, les mouvements de caméra prennent aussi de l'importance: travelling (simple, compensé, optique...), plan grue etc. On parle de plus en plus de « caméra stylo » : « un œil de verre et une mémoire de bromure d’argent donnèrent à l’artiste la possibilité de recréer le monde a partir de ce qu’il est, donc de fournir à la beauté les armes les plus aiguës du vrai. » [11]

Ainsi a la fin des années 1950, le cinéma a pris une indépendance totale vis à vis du théâtre et des autres arts ; André Bazin peut donc légitimement affirmer : « le cinéma est, non plus le concurrent du peintre et du dramaturge, mais enfin l’égal du romancier. » [12]

Ainsi le cinéma a puisé ces premières forces dans le théâtre mais s’en est libéré grâce aux avancées technologiques qui ont permis son développement, accédant ainsi au statut de « septième art ».

« Un film n’est pas un album d’images stylisées, pas plus qu’une pièce de théâtre filmée. C’est une histoire racontée avec des images comme un roman est une histoire racontée avec des mots. Il faut raconter, voilà le problème primordial » [13] (Alexandre Astruc).

 

  1. 1900, 1909 (x2), 1925, 1945, 1950, 1960, 1990

  2. il existe en réalité au moins 3 différentes versions de cette sortie d’usine, les frères Lumières l’ayant filmés a plusieurs reprises (la première est totalement documentaire alors que les autres ont été un peu préparés à l avance avec notamment la reprise de l homme en vélo qui tombe, déjà présent dans la première version). On a, à priori, perdu toute les copies et l’original de la première version.

  3. D.W. Griffith (1875-1948), réalisateur américain principalement connu pour The Birth of a Nation (1915)

  4. c’est alors le terme utilisé jusque dans les années 30, hérité aussi du théâtre

  5. exception qui confirme la règle : la « Boucle de Latham » qui permettait de charger des pellicules de 300 mètres dans les appareils de projection et ainsi permis la projection de The Corbett-Fitzsimmons Fight (1897 ; durée : 100 min). Mais ce dispositif était breveté et n’était donc pas répondu à l’époque

  6. ce terme désigne en réalité tout les métiers du cinéma : réalisateur, producteur, monteur, électriciens...

  7. Urban Gad (1879-1947), réalisateur danois

  8. métrages principaux issus ou inspirés de ses œuvres : Blade Runner, Blade Runner 2049, Total Recall, Minority Report,The Adjusment Bureau, The Man in the High Castle, Passengers, The Truman Show, ...

  9. la mise en scène au cinéma ne désigne pas le jeu d’acteur comme au théâtre mais le déplacement des caméras par rapport aux acteurs

  10. dans les Cahiers du cinéma n°65, décembre 1956, « montage, mon beau souci »

  11. E Mourlet, Sur un art ignoré, 1965

  12. « l’évolution du langage cinématographique », Qu’est ce que le cinéma ? Vol.1, 1958

  13. « À propos de l’Éternel Retour et du Corbeau » (1944), Du stylo à la caméra et de la caméra au stylo, 1992

Jean-Benoît Malassingne, samedi 8 mai 2021

L'Empreinte, muméro 21.B

bottom of page